Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change », énonce Tancrède dans « Le Guépard », de Luchino Visconti, fresque baroque sur les derniers râles de la grande noblesse sicilienne, au crépuscule du XIXe siècle. Terre fertile et tourmentée, que tant de peuples envahirent, Grecs, Arabes ou Aragonais, la Sicile est souvent définie comme un palimpseste de civilisations dont elle condense toutes les splendeurs. À l’heure des vêpres, son ciel clair et brillant répand sur le marbre des « piazze » une teinte dorée semblable à celle des épis mûrs. En cette fin de printemps, ses paysages réputés austères et ascétiques sont verdoyants et riants. Les oliveraies et les plantations d’amandiers voisinent avec des vergers d’agrumes cultivés en terrasses.
« Si nous voulions que tout reste pareil, il fallait tout changer », paraphrase, matois et accorte, Giuseppe Ferrarello, 54 ans, maire de Gangi, joli bourg aux origines antiques perché à 1 000 mètres d’altitude au cœur de l’île, à une heure de lacis des premiers flots bleus. Tout autour de ce village se creusent de profondes vallées qu’enferment d’autres monts et collines, dessinant un horizon infini de pics et de cimes. « C’est beau, mais la beauté ne suffit pas », avoue l’édile. Élu maire à 36 ans, en 2007, le dynamique Giuseppe hérite d’une cité qui se vide de ses habitants (5 000 âmes, contre 16 000 avant-guerre). Il recense 580 bicoques en pierre abandonnées dans le cœur médiéval, laissées en jachère par les propriétaires ou leurs héritiers. « Nombre de mes concitoyens voulaient détruire des “palazzi” (petits palais) pour en faire des parkings », raconte-t-il. Il décide alors d’écrire à ses administrés une missive simple et culottée. « Ta maison est abandonnée. Elle risque de s’effondrer. Donne la possibilité à ta commune de l’offrir à quelqu’un d’autre. » Noms d’oiseaux, procès en sorcellerie. « On m’a pris pour un fou, mais j’ai tenu bon. » Son élection, en 2014, de plus beau village d’Italie, lors d’un show télévisé animé par le Stéphane Bern transalpin, change la donne. Depuis, 180 maisons à 1 euro ont été cédées à des Italiens, Américains, Polonais, Argentins, Belges et à deux familles françaises, dont celle de Lila Desjardins.
Le village soit élu «plus beau village d’Italie»

Massoud Ahmadi, un acheteur américain, dans la maison qu’il a fait refaire à neuf, à Sambuca, pour environ 250000 euros. Ci-dessous, une pièce de sa demeure avant rénovation.
© Enrico Dagnino
Originaire de Peyruis, un village des Alpes-de-Haute-Provence, Lila entend parler de ces transactions hors norme en 2017. « Je suis venu avec mon mari. Nous sommes tombés amoureux du site, de son charme suranné et aussi de la gentillesse des habitants. Ça a été un vrai coup de foudre. » Elle jette son dévolu sur une maisonnette de ville de quatre étages, 100 mètres carrés au total, coincée entre venelles et escaliers de pierre avec sa mangeoire au rez-de-chaussée. « Le schéma était simple. Il fallait payer 1 euro symbolique et déposer une caution de 5 000 euros, récupérable si on la rénovait dans un délai de trois ans. » La cassine n’est pas dans un état extraordinaire mais ne présente aucun défaut structurel. « Nous avons refait la toiture, l’électricité, les salles de bains, la cuisine, donné quelques coups de peinture. Et le tour était joué », assure Lila. Prix de la réfection : 50 000 euros. « Nous venons tous les trois mois et vivons à la sicilienne, passons la journée dehors à discuter avec les voisins et les amis, raconte Lila. C’est la “bella vita”. » En ce printemps, la jeune retraitée organise sur le groupe WhatsApp des membres du « Club à 1 euro » la fête prévue en août pour accueillir la quinzaine de primo-accédants de 2025. « Grâce à des propriétaires comme Lila, le village a été métamorphosé. Il revit, se félicite le maire. Nous avions deux musées minuscules. Désormais nous en comptons neuf. Des cafés, des restaurants, des magasins d’artisans ont ouvert. Les touristes reviennent. C’est un cercle vertueux qui s’est créé. La Sicile devient célèbre pour autre chose que le crime organisé et la bureaucratie. »
Né à Gangi, ce phénomène de la maison à 1 euro s’étend aujourd’hui à d’autres régions d’Italie : la Sardaigne, les Pouilles, la Calabre, la Toscane. Avec partout le même but : sécuriser les propriétés abandonnées dans les centres historiques, repeupler et revitaliser ces zones. En 2025, une quarantaine de villages ont rejoint l’initiative. La demande reste importante, d’autant que l’Italie essaie désormais d’attirer une clientèle aisée en proposant une « flat tax » : un impôt forfaitaire de 200 000 euros sur les revenus produits à l’étranger pour tous les riches expats qui choisissent de s’y installer. Pour les budgets plus modestes, il reste la possibilité d’acquérir une villégiature bon marché dans des sites sublimes. Prenez Sambuca, toujours en Sicile, devenu, selon CNN, « une petite Amérique » grâce à une opération « maison à 1 euro ». Un vrai petit village à la Don Camillo et à la Peppone que ce gros bourg très pieux et longtemps bastion communiste. Hissée sur une colline, Sambuca offre à ses habitants un panorama sur les plages et les vignes. Par temps clair, il est possible de distinguer l’Etna au loin. « Malgré ces atouts, nous connaissions depuis plusieurs années une dépopulation persistante, raconte le maire, Giuseppe Cacioppo. Nous avions des centaines de maisons ou de petits palais, propriétés de la mairie, laissés à l’abandon, et que nous n’avions pas les moyens d’entretenir. Quand nous avons évoqué l’idée, en 2019, de vendre des maisons à 1 euro, nous avons reçu plus de 114 000 mails. Tout est allé vite, même si, avec la pandémie et le temps des rénovations, cette “génération 1 euro” n’arrive qu’aujourd’hui à Sambuca. »
À Sambuca, la moitié des maisons ont été vendues à des Américains

Originaire de Bergame, Claudio Nosari a créé une sellerie pour motards à Sambuca. La ville est sur les circuits des voyageurs à deux-roues.
© Enrico Dagnino
Giuseppe Cacioppo a opté pour une stratégie de ventes aux enchères, avec des lots de maisons proposées au plus offrant, au prix initial de 1 euro : 220 au total, dont la moitié acquise par des Américains, rendus dingues de la Sicile par la saison 2 de la série « The White Lotus ». La plus belle, la plus convoitée, avec ses plafonds à voûtes en double tonneau, ses sols et ses murs en grès, ses 250 mètres carrés d’alcôves et de chambres, et ses 200 mètres carrés de terrasse plein sud avec vue sur la Méditerranée, c’est Massoud Ahmadi qui l’a emportée. « Pour cette maison historique, j’avais proposé 11 000 euros. Vivre en Europe était un dessein secret avec mon épouse, Shelley, explique ce professeur d’économie de Washington DC d’origine iranienne. Nous aimons tout de l’Italie : son histoire, sa culture, sa gastronomie, ses vins et ses paysages. Vivre ici est un rêve au paradis. »
Un rêve qui a un prix : 250 000 euros (« celui d’un garage à Washington », selon Massoud), trois ans de rénovation, l’utilisation de matériaux nobles, tous locaux, et même l’installation d’un ascenseur, le seul du village. « Il a fallu beaucoup d’imagination. Tout était en ruine », raconte-t-il en sirotant un café ristretto. L’accueil a été formidable. « Nous incarnons le “new money” et une forme de résurrection pour la ville », conclut Massoud, qui vient d’acheter (pour 25 000 euros) et de rénover une autre maison pluriséculaire contiguë à la sienne afin de se créer un vrai petit palais de 500 mètres carrés, avec marbre à tous les étages. « Aujourd’hui, si les Américains prédominent, nous accueillons 46 nationalités, abonde le maire, Giuseppe Cacioppo. Ce sont des gens actifs, qui achètent. Une vingtaine de mairies des alentours me sollicitent pour copier notre initiative. »

Lila Desjardins a entièrement rénové une « casa » de Gangi. Ici, la mangeoire, rez-de-chaussée où l’on gardait les bêtes. Le 26 avril.
© Enrico Dagnino
Maîtresse d’œuvre bénévole de l’opération « Maison à 1 euro », Margherita Licata, aujourd’hui gérante d’Immobiliare 2000, l’unique agence du bourg, confirme n’avoir pas une minute à elle. « Pour 20 000 à 40 000 euros, il est possible d’acquérir une maison en meilleur état, sans travaux structurels, et même des petits palais. Je vois arriver des gens du monde entier, beaucoup d’Américains, tentés par la dolce vita à la sicilienne. Des Airbnb se sont créés. Les touristes affluent. » Sambuca fait même l’objet d’un programme de téléréalité suédois qui raconte comment acheter une ruine et la transformer en maison chic. Les profils des nouveaux villageois sont variés. Ainsi, Elaine et Matthew Thomas, originaires de Birmingham, en Angleterre, ont investi moins de 100 000 euros, travaux compris, pour une maison de quatre étages avec un solarium « so lovely ». Bartosz et Eva, deux trentenaires polonais, ont, eux, plaqué le froid polaire de Varsovie pour une bicoque d’où ils espèrent télétravailler. Claudio Nosari, Bergamasque d’origine mais qui a passé vingt-cinq ans dans le gris de Belfast, a choisi de monter à Sambuca sa sellerie pour « bikers ». Ce village fantôme peuplé de septuagénaires est redevenu animé et va renouveler l’opération l’hiver prochain. Mais attention, tout augmente. La mise à prix démarrera, cette fois, à 4 euros.