A quand des visages sur les billets en euro ? “Les êtres humains ne vivent pas dans des abstractions” – L’Express

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Une nouvelle série de billets en euro devrait bientôt voir le jour. Les thèmes retenus ? “La culture européenne : un héritage commun” ou “fleuves et oiseaux : force et diversité”. Ces motifs suffiront-ils à incarner un imaginaire commun ? Ou ne sont-ils qu’un nouvel habillage d’une monnaie toujours aussi désincarnée ? Contrairement aux pièces, dont l’avers peut refléter la diversité nationale (de Dante à Marianne), les billets restent obstinément neutres. Pas de figures historiques, pas d’hommages culturels, pas même de représentations humaines. Rien que des fenêtres, des ponts et des portails, fictifs de surcroît.

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Ce choix n’est pas anodin. Il incarne une tentative de neutralité symbolique face à une Europe politique inachevée. Au moment de la création de l’euro, Le Conseil européen a écarté l’idée d’afficher des personnalités, des monuments réels ou des références nationales. Les billets se veulent transversaux, pan-européens, mais finissent par être hors-sol. Ils affichent des éléments architecturaux inventés, censés évoquer des styles européens sans froisser personne. Un compromis esthétique au service d’un consensus politique minimal.

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Ce que confirme l’économiste André Orléan, auteur de plusieurs livres sur la monnaie avec Michel Aglietta : “Ces représentations ne renvoient à aucun vécu, ne suscitent aucun affect spécifique d’adhésion.” Ce choix, dit-il, reflète une conception particulière de l’Europe, pensée comme entité détachée de ses nations fondatrices – ce qui empêche toute incarnation tangible. “Les êtres humains ne vivent pas dans des abstractions”, martèle-t-il, soulignant ainsi l’impasse symbolique de cette monnaie sans visages.

Cette critique trouve un écho dans les réactions du public. Dès 2007, une enquête menée par la Banque centrale des Pays-Bas révélait que 61 % des citoyens néerlandais préféraient l’esthétique des anciens billets en florins aux billets en euros, perçus comme impersonnels et peu engageants. Plus récemment, la Banque centrale européenne a engagé une large consultation dans le cadre de la refonte prévue des billets : plus de 23 000 citoyens issus de toute la zone euro ont été interrogés en parallèle d’une consultation en ligne ayant recueilli près de 376 000 réponses. Les thèmes les plus plébiscités sont ceux cités plus haut (culture, oiseaux, fleuves…) – autant de symboles concrets, sensibles, porteurs de récits communs. Ces préférences confirment un désir d’incarnation et de reconnaissance identitaire dans l’imaginaire monétaire européen.

Un outil de narration nationale

Dans l’Encyclopédie d’Histoire numérique de l’Europe, la plateforme numérique de Sorbonne Université, l’universitaire Gilles Caire ajoute que cette imagerie d’inspiration architecturale est censée illustrer des valeurs abstraites comme l’esprit d’ouverture et de coopération (les portes) ; et le lien qui unit les Européens entre eux et l’Europe avec le monde (les ponts). Mais à force de vouloir symboliser tout le monde, les billets semblent ne plus évoquer personne. Leur lissage visuel traduit l’effacement d’une mémoire collective, là où la monnaie a toujours été un outil de narration nationale.

Plus fondamentalement, cette iconographie neutre révèle un basculement idéologique : la monnaie devient un pur outil d’échange, détaché de toute référence culturelle ou politique. Elle est, comme l’écrit André Orléan dans La Monnaie Souveraine (Odile Jacob, 1998), pensée comme un instrument “purement contractuel”, où seules comptent l’utilité et la confiance abstraite dans le système bancaire ; “la monnaie n’est le symbole de rien, elle est un instrument d’échange”. Plus de “dette de vie”, plus de lien symbolique entre la communauté et sa monnaie : l’euro est conçu comme autoréférentiel, fidèle reflet d’un projet d’Europe économique sans projet politique unifié.

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Ce choix rejoint les critiques d’un déficit démocratique européen : sans souveraineté populaire identifiée, difficile d’imposer des symboles partagés. D’où cette impression d’un euro hors-sol, émis par une Banque centrale indépendante, mais dont le pouvoir n’est pas inséré dans une hiérarchie de valeurs sociales commune.

André Orléan rappelle que la différence de traitement entre les pièces et les billets trouve son origine dans l’histoire monétaire elle-même. Alors que les pièces ont longtemps relevé du pouvoir régalien des États – définies par les Trésors publics en termes de métal, poids et représentation -, les billets, eux, ont été dès l’origine une affaire de banques. Cette distinction perdure avec l’euro : les pièces peuvent exprimer une diversité nationale, mais les billets, émis par la Banque centrale européenne, relèvent d’une autorité centralisée.

La monnaie est aussi un miroir

Pourtant, l’adhésion à une monnaie ne se réduit pas à des équations. L’histoire le montre : les monnaies réussies sont aussi celles qui parlent à l’imaginaire collectif. Pourquoi ne pas envisager, à l’instar des pièces, une personnalisation nationale ou régionale des billets ? Pourquoi ne pas représenter, à côté des ponts imaginaires, quelques portraits connus – Erasme, Cervantès, Léonard de Vinci, Vaclav Havel, Simone Veil – incarnant des combats et des idéaux communs ? Car poser un visage sur un billet, ce n’est pas faire œuvre de culte. C’est rappeler que la monnaie n’est pas qu’un outil : elle est aussi un miroir. Et une Europe sans visage pourrait bien finir par être une Europe sans mémoire.

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C’est pourquoi “L’Express” a décidé de soumettre cette question aux jeunes de 18 à 25 ans qui participeront à son concours de plaidoirie baptisé Speak Up Europe ! Ils sont invités à faire l’éloge, en vidéo, d’une personnalité européenne – vivante ou défunte -, dont le visage devrait figurer, selon eux, sur les billets en euro.

Bien plus qu’un un simple concours, “Speak Up Europe !” est une invitation à repenser l’Europe, à défendre – par la force des mots – une vision ambitieuse et résiliente de son avenir. Face aux replis identitaires, aux fragilités démocratiques et aux rivalités géopolitiques, ce concours vous invite à interroger le rôle et l’influence de l’Europe dans le monde. Souveraineté économique, autonomie technologique, rayonnement culturel : quelle Europe voulons-nous bâtir ?

Les inscriptions sont ouvertes ici

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